Exploration de l’ennui à différents âges

L’ennui au stade du bébé

Pour débuter et parler de l’ennui dans le monde des organisations, j’ai souhaité explorer l’ennui et les manifestations émotionnelles que les bébés ont pu ressentir durant les premiers mois de leur existence. Cela me paraît primordial dans la mesure où l’adulte dans le monde du travail a suivi un parcours d’individuation et tout ce qu’il a pu importer de sa prime jeunesse aura un impact sur le type d’ennui qu’il peut ressentir ou la forme d’ennui qu’il va transmettre au contact de ses collègues.

Qu’est-ce que l’ennui pour un bébé ?

Dans le dictionnaire Robert, l’ennui a plusieurs sens ou définitions : « une mélancolie vague, une impression de vide, une tristesse profonde, une lassitude morale quand on ne prend d’intérêt, de plaisir à rien ». Et s’ennuyer signifie « ressentir désagréablement son absence, languir et se morfondre aussi ».

Chez Robert Laffont (Lafont, 1969) il s’agit « d’un malaise ou d’un dégoût intolérable provenant soit de l’ambiance (milieu amorphe, occupation nulle ou dépourvue d’intérêt), soit de soi-même (mélancolie vague, lassitude morale qui fait qu’on ne prend plaisir à rien)

Pour les spécialistes et selon F. Roustang (Roustang, et al., 2003), « L’ennui est plutôt une forme que nous entretenons avec nous-mêmes, avec et par notre corps, avec l’environnement ». Il parle également « du temps qui s’allonge et de l’espace qui se vide ». 

J’ai effectué quelques recherches pour savoir si un certain nombre d’auteurs s’étaient penchés sur la problématique de l’ennui chez les bébés. Je n’ai trouvé que peu de références. Je suis néanmoins tombé sur Emde pour lequel « la curiosité, l’intérêt, le plaisir et l’ennui éprouvé quotidiennement constituent des motivations, de même que la souffrance dont le bébé cherche à être soulagé » (Emde, 1992). Quant à P. Mazet, il écrit « l’ennui, le plaisir, le bien-être, la tristesse, l’indifférence, l’insécurité, la haine etc… sont la tonalité affective globale des échanges entre les partenaires de l’interaction » (Mazet, Visier, & Lebovici, 1989). 

Il est à ce sujet intéressant de se poser la question si l’enfance a toujours existé ? Comme Philippe Ariès a pu le démontrer, l’enfance n’a guère plus de trois cents ans (Ariès, 1975). Dès cet instant on a cessé de considérer le petit de l’Homme comme un petit adulte pour voir en lui un enfant (Svendsen, 2003). Comme nous pourrons le découvrir plus loin dans ce travail de recherche, il est par ailleurs étonnant de constater que l’ennui et l’enfance sont apparus plus ou moins en même temps (Mazet, Visier, & Lebovici, 1989). C’est à cette époque que Rousseau en pleine période du romantisme parle de l’enfance comme un « moment idéal ». Plus tard C.G. Jung (Jung, 1990) et Éric Berne (Berne & Laroche, 2016) parleront d’individuation et Berne démontrera dans sa théorie de l’analyse transactionnelle que l’enfant construit son état du moi « Adulte » en recevant des injonctions de l’état du moi « Enfant » de ses parents. Bob et Mary Goulding ont mis en évidence, dès la fin des années 60, que 12 injonctions apparaissent de façon récurrente, comme étant à l’origine des décisions fondamentales prises dans l’enfance. (Goulding & Goulding, 1992)

  • « N’existe pas »
  • « Ne sois pas toi-même »
  • « Ne sois pas un enfant »
  • « Ne grandis pas »
  • « Ne réussis pas »
  • « Ne fais pas »
  • « N’aie pas de valeur (à tes propres yeux) »
  • « N’aie pas d’attaches »
  • « Ne sois pas intime »
  • « Ne sois pas sain (d’esprit) »
  • « Ne pense pas »
  • « Ne ressens pas »

A chacun de ces thèmes, appelés « injonctions » correspond son contraire : une « permission ». Ces injonctions, aussi appelées messages inhibiteurs sont des messages d’interdit, verbaux ou non, délivrés dans l’enfance pas nos figures parentales. A l’opposé, les permissions sont des autorisations. (Goulding & Goulding, 1992) 

Se poser ces questions à ce moment-là par rapport à l’ennui dans le monde de l’organisation nous interroge sur l’expérience de la perte de quelque chose d’intangible, quelque chose de magique, quelque chose de beau que nous aurions vécu dans notre enfance envolée. Se poser la question de quelles permissions l’adulte a besoin pour faire face aux injonctions bloquantes ou pour s’ennuyer ?

Kirkegaard le dit si bien : « Mon malheur avec le présent est que je suis jaloux du passé » (Kirkegaard S. , 2018).

Il s’agit ici de démontrer que la perte de la magie de l’enfance serait en relation avec l’idée de la perte du monde. Hypothétiquement, l’adulte au travail exige-t-il comme un petit enfant d’être diverti, distrait ou amusé par quelque chose « d’intéressant » et quelles injonctions l’en empêchent ? 

Sous un autre aspect l’Homme quand il naît, est un être totalement dépendant physiquement et psychiquement de ses parents. Éric Berne a identifié un certain nombre de besoins vitaux chez les enfants à partir des expériences du psychiatre et psychanalyste René Spitz. Il avait mené pendant plusieurs années des expériences sur deux groupes de nouveaux nés. (Spitz, 1954)

Situé dans un orphelinat, le premier groupe était composé de sept bébés et seule une infirmière prenait soin d’eux. Dans l’autre groupe, les mères pouvaient prodiguer chaque jour à leurs enfants, affection, soins, amour et ces bébés avaient également la possibilité d’entrer en relation avec d’autres enfants et d’autres mères. 

Cette expérience a été menée sur plusieurs années et si, durant les premiers mois le développement des enfants était relativement pareil, dès la première année les performances intellectuelles et motrices des enfants du premier groupe (ceux dans l’orphelinat) avaient pris un certain retard. Ils étaient moins curieux, moins réjouis et tombaient plus souvent malade que ceux de l’autre groupe. À partir de la 2ème et de la 3ème année de vie, les enfants du deuxième groupe (ceux élevés par leur mère) parlaient et marchaient avec assurance. En comparaison, dans le premier groupe (ceux élevés dans l’orphelinat), seul deux enfants sur vingt-six étaient capables de marcher et ils ne prononçaient que quelques mots. Cette privation affective appelée plus tard par Éric Berne « privation de stimuli » m’amène à penser que pour éviter l’ennui, l’enfant développe très tôt des stratégies lui permettant d’avoir accès à ces stimuli. 

On peut donc en déduire que l’ennui est fondamentalement présent dans la vie des bébés, et que le bébé ne peut exister seul. Winnicott écrit à ce sujet : « Un bébé ne peut exister seul, il fait essentiellement partie d’une relation » (Winicott, 1987). Il est donc difficile, voire impossible d’étudier l’ennui en dehors du cadre de l’interrelation du bébé avec son entourage. Et comme le bébé est un être dépendant, il a besoin de « l’autre » pour assurer son existence.  Et c’est « l’autre » qui va lui prodiguer les soins psychiques et corporels mais également tout ce qui touche à « sa disponibilité émotionnelle ». A ce sujet Emde (Emde, 1992) et Stern (Stern, 1989, 1999) écrivent concernant la « disponibilité émotionnelle » et « l’accordage affectif » : « C’est la mère qui fait le premier pas, mais le bébé modifie aussi son comportement pour pouvoir se « sentir bien ». 

Ainsi, le bébé se développe dès son plus jeune âge sur la base de ses compétences innées et de la relation à l’autre qui lui permettent de répondre aux stimulations psychiques et physiques. Et durant les premières années de vie le bébé n’expérimente que la bipolarité plaisir/déplaisir et bien-être/malaise, ce qui serait susceptible de développer chez lui des manifestations d’ennui, puisque le vécu pourrait devenir déplaisant et/ou être vécu comme un malaise corporel ou psychique.

Un bébé peut-il ennuyer quelqu’un d’autre ?

Les concepts de Winnicott sur le rôle de la mère comme « miroir » (Winicott, 1987), nous amènent à penser que le bébé qui regarde sa mère se voit en partie lui-même. Pour utiliser dans ce cas-là des références en psychanalyse, je peux parler de l’identification projective qui montre, le fait de projeter sur un objet des caractéristiques du soi pour s’y reconnaître. (L’identification projective est potentiellement un mécanisme de défense pathologique qui consiste à prendre possession de cet objet (qui peut être une personne) dans une tentative de contrôle et d’annihilation de cet objet dont les caractéristiques propres sont alors niées) ou de la vie inconsciente fantasmatique de deux personnes très significatives (Lagache, 1986). Ainsi, dans une situation où un bébé ressentirait l’absence de sa mère ou une non-disponibilité émotionnelle de celle-ci, cela déclencherait chez lui des réactions émotionnelles de tristesse pouvant être vécues comme des expériences déplaisantes, qui seront exprimées, soit de manière psychique, soit au travers du corps.

Dans l’exemple ci-dessus, comme le bébé ne trouve pas chez sa mère de disponibilité émotionnelle, il se met en symétrie ou en homéostasie, afin de s’accorder avec elle dans le but d’avoir le même vécu. Il se mettra donc à pleurer ou à manifester d’autres signaux. Est-ce à dire que à chaque fois qu’un bébé ne trouve pas de disponibilité émotionnelle chez l’autre, il finit par s’ennuyer ? Le raccourci serait un peu rapide et Winnicott précise à ce sujet :« Qu’un bébé a la capacité d’être seul grâce à son environnement interne » (Winicott, 1987).

Ainsi l’adulte au travail aurait-il importé certains de ces comportements issus de l’enfance ? Cherche-t-il à s’accorder avec l’autre quand il ne trouve pas de disponibilité émotionnelle chez autrui et du coup exprime-t-il ce manque d’attention par un comportement ennuyeux ? Ou le travailleur s’ennuie-t-il, parce qu’il ne trouve pas de plaisir dans ce qu’il fait ou est-il mal-à-l’aise en fonction de ce qu’on lui demande de faire ? Enfin de quelles permissions devrait-il disposer pour faire face aux injonctions reçues de ses parents ou de ses supérieurs, voire de ses collègues ? Ces questions restent ouvertes et je les aborderai sous différents angles dans les prochains chapitres, afin de pouvoir en faire des liens éventuels et explicites.

L’ennui chez les enfants

Chez les enfants, l’ennui est souvent associé à la solitude. Tout petit, l’enfant ne connaît que peu la solitude, car il est toujours entouré de sa mère ou son père. Et, rappelez-vous les mignons petits soliloques que nous sommes capables d’avoir fait pour nos petits bambins, alors qu’ils n’étaient pas forcément demandeurs ! 

On se souvient également d’avoir observé nos enfants âgés de 3 à 4 ans, seuls dans leur chambre, entourés par plus de jouets qu’ils n’en ont besoin, un doudou en permanence sous le bras, avec cette impression de calme et de sagesse qui relève presque de la magie. À cet âge, l’enfant qui se laisse aller à ses propres réflexions intrapsychiques au gré de sa fantaisie, cherche à s’amuser, alors que plus tard, l’enfant de dix ans, voir l’adolescent, qui vivront des moments de solitude, auront tendance à s’ennuyer (Buzyn, 2015). 

Il existe également des enfants qui se souviennent avoir été « posés » dans un coin, avec une très grande sensation d’ennui. La littérature à ce sujet aurait tendance à parler plutôt de solitude ressentie que d’ennui à proprement parler, dans la mesure où à cet âge-là, la notion de solitude, c’est-à-dire d’abandon de la relation émotionnelle ou de la disponibilité émotionnelle avec les parents, est ressentie comme de la solitude et non comme de l’ennui (Winicott, 1969).  

Dans la juste logique des choses, le bébé devient un enfant, et après cette première partie de la vie durant laquelle il est totalement dépendant de ses parents, l’adulte en devenir s’engage sur le chemin très subtil de l’indépendance. Il est aidé pour cela par ses parents et ses « éducateurs » qui vont tout faire pour lui transmettre les valeurs familiales et culturelles ainsi que les connaissances scolaires qui lui permettront de construire sa personnalité. 

Un bref retour en arrière sur l’étymologie de l’ennui nous apprend que s’ennuyer et nuire partagent la même racine latine « inodiare ». Est-ce à dire que l’ennui aurait de graves effets sur celui qui ne parvient pas à se défaire de son emprise ?  Il serait ainsi sujet à angoisse et la peur du vide et s’ennuyer pourrait être un pas franchi vers une détestation de soi-même. 

Aussi, une armada d’occupations et de devoirs sont proposés et imposés à nos bambins par des parents et des éducateurs souhaitant éviter de se sentir coupable que les enfants n’éprouvent en leur for intérieur ce qu’eux-mêmes auraient pu éprouver à certains moments de leur existence. 

Cours de théâtre, danse, dessins, atelier photos, bricolage, escrime, maquillage, jeux créatifs et expressif, etc… sont devenus le quotidien des enfants dont on ne sait pas si un jour ils auraient préféré s’ennuyer plutôt que d’avoir des agendas de ministre dès l’âge de 6 ans !

Et contrairement à ce que l’on peut penser, s’ennuyer pour un enfant pourrait être une expérience humaine positive le poussant à se dépasser et à surmonter l’angoisse de sa finitude pour avoir accès à une forme de liberté créatrice répondant à ses aspirations profondes ou à ses préférences de comportement. 

Mais l’adulte ou l’enseignant ont un rôle à jouer dans l’éducation de l’enfant et dans la manière dont ils gèrent l’ennui (Tardos, 1975). Ils doivent avoir appris à s’ennuyer eux-mêmes sans pour autant se perdre dans une forme de mélancolie, afin de pouvoir transmettre à l’enfant la bonne compréhension et le bon usage de l’ennui.

Ainsi cette foultitude d’activités amène les enfants dans ce que le psycho-sociologue et psychopédagogue Roger Muchielli appelle le « monde du faire » (Mucchielli, 2017). Ce monde si particulier dans lequel on aime notamment tout ce qui est pratique et ce qui touche à une forme de routine : « je vais tous les jours à mon cours de poterie à 17h » ou « je vais deux fois par semaine à mon cours d’escrime », etc… Dans « le monde du faire », on s’intéresse surtout aux résultats : si je m’entraine assidûment, je vais donc améliorer mes capacités et de facto accroitre mon niveau de compétence. On ne pose pas la question à l’enfant de savoir s’il s’ennuie dans ses multiples activités. On lui impose l’exercice routinier qui va faire de lui un spécialiste du domaine choisi trop souvent par ses parents. Ainsi plus question de s’ennuyer. Et l’enfant qui n’a pas choisi l’activité a de ce fait un accès potentiel à une activité ennuyeuse ! 

On constate ici un premier parallèle avec le monde des organisations. Le travailleur ne choisit que rarement l’activité qu’il doit faire pour l’organisation qui l’emploie. Cela est régit, dès l’engagement, par un cahier des charges et/ou par une demande des clients . Il n’a que peu de possibilité de parler de ce qu’il pourrait changer et/ou améliorer dans son activité. Son travail est devenu une routine qui commence et se termine à heure fixe, et son employeur se soucie peu de savoir s’il travaille dans ses préférences de comportement, autrement dit s’il aime ce qu’il fait, cela afin de repousser l’ennui ou la tâche ennuyeuse.

 

L’enfant sur-occupé

Mais revenons à l’enfance : L’enfant sur-occupé est éloigné du temps de la rêverie et de l’imaginaire. Il est dans le « monde du faire ». Dans l’action (Tardos, 1975).  Il n’a que peu droit à l’initiative et est soumis à la routine de l’école, des récréations, de la classe, de ces cours, etc… De plus, le « contrôle » s’est mis en route : devoirs surveillés, contrôle des horaires de rentrée après l’école, mesure des connaissances acquises, répétition des choses peu connues, etc…. L’enfant doit ainsi obéir pour ne pas s’ennuyer. A part quelques punitions pour devoir non faits ou quelque école buissonnière pour les plus courageux, la soumission se met en place pour éviter toute réprimande ennuyeuse pour lui ! Et comme en parle la psychologue clinicienne Anne Jeger : « Une surabondance d’activités aurait tendance à étourdir et ne laisse pas le temps de souffler, de faire une pause ou de rêver. S’ennuyer, c’est prendre le temps de s’entendre respirer, s’arrêter, s’allonger sur un lit, laisser libre cours à ses pensées. Cela peut libérer beaucoup de jolies choses, notamment la créativité. Avoir du temps pour soi est très important pour sa construction psychique » (Jeger, 2019)  

Cette jolie petite mécanique de la sur-occupation étant bien rodée, elle permet au temps de ne pas passer et de devenir ennuyeux, puisqu’il est monotone, répétitif et que les journées d’école deviennent interminables.  

Et on observe des mères et des pères souvent épuisés passer leurs jours de congé ou pire, ceux de leurs enfants, à les accompagner à leurs diverses activités pour qu’ils s’occupent intelligemment. D’autres leur achètent de manière compulsive des téléviseurs, des jeux d’ordinateur, ou leur donnent un accès à des connexions internet hyper puissante. La connexion à tout prix pour se déconnecter de l’ennui. Ceci est toutefois assez paradoxal dans la mesure où de nombreuses enquêtes réalisées sur l’utilisation des écrans par les enfants démontrent que ce choix vient toujours en deuxième préférence après : les loisirs à l’extérieur, la famille, la vie associative, les arts, le cinéma, le sport. (Guillaume, 2015) 

Et derrière cette hyperactivité et la surconsommation « d’écrans », les psychiatres et autres psychologues constatent chez les enfants l’émergence de troubles de l’hyperactivité avec déficit de l’attention, surnommé « THADA » (Ponnou, 2020). Cette synchronicité[1] correspond de manière assez évidente avec la course à la sur-occupation de nos têtes blondes qui conduit tout droit à l’ennui ! 

Et malgré tout cela, on peut encore explorer chez les enfants la traditionnelle phrase moult fois entendue : « Maman, je m’ennuie ». Cette formulation n’est pas une proposition anodine, tant elle a pour effet de chasser l’ennui en le dirigeant vers celui qui l’énonce.  Ainsi cette mélancolie vague et confuse, ou ce malaise momentané transforme l’ennui en « spleen », tristesse, sentiment d’impuissance, ou pire, en colère. Lorsque l’enfant dit « je m’ennuie », il a abandonné dans son for intérieur tout espoir d’une occupation utile correspondant à son envie profonde. Et plus intéressant, lorsque l’enfant dit je m’ennuie il s’adresse souvent à ses parents ou à ses éducateurs. Il s’en remet donc à autrui pour que l’on s’occupe de son temps libre. 

Il est intéressant ici de s’arrêter un instant pour faire un parallèle avec les préférences de comportement (Muth & Vaucher, 2020) dans le monde du travail et de se poser la question de la réaction du collaborateur lorsqu’il s’ennuie. Va-t-il interpeller son supérieur hiérarchique pour lui dire qu’il s’ennuie ? Va-t-il faire semblant de travailler lorsqu’il s’ennuie ? Va-t-il discuter avec ses collègues lorsqu’il s’ennuie ?  Il y a fort à parier que si le collaborateur s’ennuie, il va choisir une des trois options citées précédemment, si ce n’est les trois en même temps. En effet, un collaborateur aura-t-il la forme de courage nécessaire pour s’adresser à ses collègues ou à ses supérieurs et leur dire qu’il s’ennuie. Qu’il n’aime pas effectuer ce qu’il fait. Qu’il aimerait mieux exercer un travail qui correspondrait à ses préférences de comportement. De surcroît, va-t-il s’avouer à lui-même qu’il s’ennuie et qu’il n’aime pas le travail qu’il accomplit quotidiennement ? Finalement son travail est peut-être ennuyeux, mais il a l’avantage de se transformer chaque fin de mois en une unité de transaction appelée « salaire ». C’est le prix à payer pour s’ennuyer.

 

[1] Dans la psychologie analytique développée par le psychiatre suisse Carl Gustav Jung, la synchronicité est l’occurrence simultanée d’au moins deux événements qui ne présentent pas de lien de causalité, mais dont l’association prend un sens pour la personne qui les perçoit. Cette notion s’articule avec d’autres notions de la psychologie jungienne, comme celles d’archétype et d’inconscient collectif. (Jung, Synchronicité et Paracelsica, 1988)

Les parents sont-ils les sauveteurs de l’ennui ?

Mais revenons à nouveau à nos chérubins. Que se passe-t-il après que l’enfant a exprimé qu’il s’ennuie à ses parents ? Bien souvent, ils lui proposent une activité dont ils savent que c’est une des ses occupations préférées. Et alors miracle parmi les miracles, l’ennui s’évapore et s’envole. On apprend dès notre plus jeune âge à mettre fin à l’ennui en sollicitant les autres pour y mettre un terme, et on découvre par là-même sa précarité, sa fragilité tant la minute qui précédait était ennuyeuse et celle qui suit ne l’est plus ! 

Dans ses recherches, le philosophe allemand Martin Heidegger place le temps au centre de sa réflexion sur l’ennui : Je ne m’ennuie pas à cause d’une chose ou de quelqu’un qui serait ennuyeux ; je ne m’ennuie pas parce que j’attends, l’attente peut même être un moment que je voudrais retenir ; je ne m’ennuie pas parce que je n’ai rien à faire ou parce que l’une ou l’autre des activités que j’ai choisies ou que je subis a duré trop longtemps. Je m’ennuie lorsque je ressens le décalage inévitable, douloureux, entre ce que je voudrais faire de mon temps, de mon existence, et de la fadeur délibérée de mon quotidien. (Heidegger, 1992) 

Il est par ailleurs impossible de généraliser tous les comportements des enfants face à l’ennui. Chaque être humain à son propre vécu, des relations différentes avec ses parents, un rapport différent avec ses professeurs et éducateurs, etc… Chacune et chacun va ainsi découvrir durant ce parcours de l’enfance son propre rapport à l’ennui. 

Et avant d’aborder la période de l’adolescence, il y a cette période charnière du passage de l’enfance à la puberté. Et pour l’illustrer, je fais un parallèle avec le triangle dramatique de Karpmann qui est à la base des jeux psychologiques et de la manipulation de la communication. Plus précisément en analyse transactionnelle c’est une figure qui met en évidence un scénario relationnel entre 3 rôles : la victime, le persécuteur, le sauveteur. Stephen Karpmann est un médecin-psychiatre disciple d’Eric Berne et grande figure de l’analyse transactionnelle et de la psychologie contemporaine. Sa théorie du triangle dramatique dont voici ci-dessous une représentation est célèbre dans le monde entier (Karpman, 2017) : 

Figure 1: Triangle dramatique (de Karpman) 

Ainsi, l’enfant qui s’ennuie s’adresse à ses parents par un traditionnel « Maman, je m’ennuie », qui lance l’amorce de jeu psychologique. La maman fière et amoureuse de son bambin n’a qu’une seule envie c’est que ce petit bout de chou se porte bien, qu’il soit heureux et qu’il ne s’ennuie pas. Elle lui propose en réponse à sa demande de faire une activité. Elle se place ainsi dans la position du sauveteur. Et si par hasard l’enfant n’est pas satisfait de l’activité proposée, il peut voir en sa mère le persécuteur et devenir ainsi la victime. (Maman n’a pas compris ce que j’avais envie de faire, ou pourquoi je m’ennuie, etc…).

Jusque-là et dans la théorie de Karpmanm, le jeu psychologique n’est pas encore en marche. Il ne s’agit que d’une amorce de jeu. Selon lui, pour que le jeu psychologique débute, il est nécessaire d’avoir ce qu’il nomme « un coup de théâtre ». Il pourrait y avoir par exemple une mère qui dit : « Oh ! Écoute, tu as assez de jouets dans ta chambre ! débrouille-toi tout seul ». Ceci reviendrait à une forme de « coup de théâtre » qui mettrait l’enfant dans une situation de victime face à son ennui. En sa qualité de victime, il peut ainsi se retourner vers son père et le voir comme un sauveteur en lui demandant « Papa, je m’ennuie » ! Le père proche de son fils va trouver l’activité qui va permettre à son chérubin de ne plus s’ennuyer. Ainsi et toujours selon la théorie du triangle dramatique, le père devient le sauveteur du fils et le persécuteur de la mère qui n’a pas trouvé la bonne occupation pour chasser l’ennui de son fils.

Et pour aller plus loin, si le père tient le même discours que la mère et qu’il dit à son fils : « tu n’as qu’à faire ce que ta mère te dit de faire », l’enfant se retrouve être sa propre victime. Victime de sa solitude, qui par conséquent se transforme en ennui, car le temps qui passe à ce moment-là semble particulièrement long. 

Ces mécanismes de jeux psychologiques auront tendance à s’ancrer dans les mémoires inconscientes des enfants et pourront plus tard dans le monde de l’organisation devenir des pièges lorsque l’ennui se manifestera au travail. 

Ainsi et hypothétiquement, il est tout à fait possible que l’individu qui s’ennuie dans une organisation préfère taire son inoccupation, plutôt que d’en faire part à sa hiérarchie ou ses collègues, afin d’éviter de devenir la propre victime de son ennui. 

Une question dans mon approche par sondage abordera ce sujet sous l’angle du réflexe à adopter en cas d’inoccupation. Il sera mis en rapport avec les préférences de comportement, afin de pouvoir observer si une personne qui est dans le monde du faire est plus sensible à l’inactivité qu’un de ses collègues, qui lui serait de type conceptuel (Muth & Vaucher, 2020) et mettrait ce temps à disposition afin de faire des alignements intrapsychiques. J’entends par alignements intrapsychiques, l’entame d’un dialogue intérieur entre le « moi », le « soi » et le « surmoi ».

L’ennui chez les adolescents

Chez un être humain, l’adolescence est un période charnière durant laquelle chacune et chacun a besoin de s’affirmer et de se comparer, afin de poursuivre son individuation. Qui suis-je vraiment ? Quelle différence y a-t-il entre les sexes ? A quelle profession je m’intéresse ? Qu’est-ce que l’amour ? Pourquoi suis-je si bizarre lorsque je suis amoureux ? Quelles sont mes passions ? Etc…

Pour répondre à toutes ces questions, l’adolescent est souvent à la recherche d’une forme de solitude, en tout cas vis-à-vis de ses parents. Et, lorsqu’il sort et qu’il se retrouve en groupe, il adopte également des positions de retrait en termes de structuration du temps (Berne, 2016) qui lui permettent d’observer la situation et de faire des ajustements au niveau intrapsychique. 

La recherche de cette solitude ou d’une forme d’inactivité est réellement propice à l’ennui. On retrouve des adolescents se complaisant dans des langueurs infinies, parfois le visage dégageant une forme de tristesse, ou alors un regard trahissant quelques pensées non résolues (Goethe, 2001).

Je vais immédiatement préciser que je ne vais absolument pas m’intéresser à la clinique de la dépression chez l’adolescent, ce sujet ayant été largement traité par des psychiatres ou des éducateurs. A ce titre, on retrouve dans la littérature spécialisée une différence entre l’ennui chez l’enfant déprimé et l’ennui chez l’enfant normal. Je m’intéresserai donc à ce que l’on appelle l’ennui chez l’enfant normal, bien que l’on puisse discuter ici des prescriptions de plus en plus courantes de Ritaline (puissant psychostimulant de la famille des phénylpipéridines) chez les enfants que l’on nomme « hyperactif » ou de Prozac[1] pour ceux qui auraient une tendance à s’enfermer trop longtemps dans leur chambre. On voit ici que les frontières sont parfois ténues.

 

L’ennui à cet âge-là se rapproche beaucoup de ce qu’en dit Goethe : « L’ennui est une mauvaise herbe, mais aussi une épice qui fait digérer bien des choses » (Goethe, 2001). L’adolescent ayant quitté l’enfance et le réconfort de ses parents, se réfugie bien souvent dans des échappatoires tortueuses. Combien d’adolescents retrouve-t-on vautrés sur le canapé, devant la télé, s’ennuyant à mort et dévorant paquets de chips sur paquets de chips en regardant la bouteille de Coca-Cola déjà vidée sur la table du salon. Évidemment ceci ressemble à une caricature, néanmoins pour l’adolescent c’est un excellent moyen pour tromper l’ennui.

Pour se sentir vivre, l’adolescent doit exister en son for intérieur. Comme durant son enfance et sa petite enfance, il a besoin d’imaginer, de rêver, de se raconter des histoires, bref de nourrir ce monde intérieur qui est l’apanage de l’espèce humaine (Lemoine, 2007). Or durant cette période tout change, tout se modifie et rien n’est plus comme avant. À tel point que durant ce processus d’individuation (Jung, 1990) et de création de liens affectifs avec le monde extérieur qu’il découvre, il lui est parfois difficile de se retrouver en tête à tête avec lui-même pour faire les alignements nécessaires et non moins ennuyeux !



[1] Le chlorhydrate de fluoxétine (Prozac, Sarafem) est un psychotrope de type inhibiteur sélectif de la recapture de la sérotonine (ISRS) utilisé comme antidépresseur dans le traitement de la dépression, des troubles obsessionnels compulsifs, de la boulimie nerveuse, des troubles dysphoriques prémenstruels, et de nombreux autres états dont un des principaux noms de médicament est le Prozac. (source wikipédia)

Le processus de deuil de l’enfance

La période du romantisme, mouvement culturel apparu à la fin du XVIIIe siècle en Allemagne et en Angleterre et se diffusant à toute l’Europe au cours du XIXe siècle, jusqu’aux années 1850, a amené un certain nombre de développements littéraires fort intéressants au sujet de l’adolescence et de l’ennui. Ainsi le poète français Charles Baudelaire, dans son poème nommé « Spleen » (ce qui signifie en anglais mélancolie) n’y va pas de main morte : 

Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle

sur l’esprit gémissant en proie aux longs ennuis

et que l’horizon embrassant tout le cercle

il nous verse un jour noir plus triste que les nuits… 

Quant au poète français Arthur Rimbaud, également une icône dans ce domaine, lui qui a écrit ses poèmes à la sortie de l’enfance, il constate : « qu’on n’est pas sérieux quand on a 17 ans, on est aussi plus souvent seul que jadis, à s’ennuyer, à ne rien faire, sans rien demander à personne » (Rimbaud, 1870). 

Ainsi l’ennui observé durant cette période du romantisme par ces poètes et autres grandes figures de la littérature me conforte dans le processus intrapsychique que l’adolescent doit vivre pour passer du stade de l’enfant à celui de l’adulte. Il s’agit d’une période de deuil durant laquelle un certain nombre de séparations doivent avoir lieu : séparation entre le dehors et le dedans, séparation entre les sexes et séparation entre les générations (R.Teboul, 1990). Et comme tout processus de deuil tel que la psychiatre helvético-américaine Kubler-Ross le décrit en cinq phases, il y a en premier lieu le refus de comprendre ce que l’adolescence signifie, une forme d’incompréhension ou de négation du passage de l’enfance à l’âge adulte. La deuxième séquence sera une forme de résistance, avec une envie ou un besoin de retourner en arrière, une forme d’inertie avec beaucoup d’argumentation, de la révolte voire du sabotage. La troisième étape est nommée décompression : il s’agit de période de tristesse, d’absence de ressort, de désespoir, voire de dépression. La quatrième séquence se nomme la résignation : il s’agit là d’absence d’enthousiasme et/ou de conviction, une forme d’attitude dubitative, voire une nostalgie du passé. Ces quatre étapes vont déboucher sur la cinquième qu’elle a nommé intégration : cette étape marque l’acceptation du changement, la fin de la période de nostalgie et une transmutation considérée comme un mouvement vers le futur (Kubler-Ross, 2002). 

L’adolescent a parfaitement le droit de s’ennuyer et de se révolter contre une sur-occupation à tout prix imposée par la société ou des parents qui jugent que leur enfant ne doit pas se languir ! 

Durant ces longues périodes d’ennui, l’adolescent transmute : sa chambre devient son prolongement, il y passe de plus en plus de temps, les murs s’ornent d’icônes de ses stars préférées et la musique passe en boucle de manière discontinue. La salle de bain devient un sanctuaire au même titre que la chambre, son corps n’est visible que de lui seul et ses parents n’ont plus l’impression que leur enfant, est leur enfant. 

Ce retrait chez l’adolescent est en lien avec l’appropriation de son espace intérieur. Il n’est plus question que l’on pense pour lui et qu’on lui dise quels types de vêtements il doit porter. Bref, il se révolte à chaque remarque désinvolte qui ne correspondrait pas à son libre arbitre en devenir. Mais cette période n’est-elle pas ennuyeuse tant l’adolescent ne sait pas vraiment qui il est encore et ce qu’il veut vraiment ? 

L’adolescence est également la période durant laquelle le désir sexuel apparaît avec ses grandes questions :  mais que se passe-t-il, qu’est-ce que je ressens, je ne sais pas quoi faire, je n’en veux pas, etc… Toutes ces questions invitent l’adolescent à dialoguer avec lui-même et parfois il s’ennuie de ne pas trouver de réponses adéquates. Il doit apprendre à faire le tri, il doit apprécier et soupeser ces choix, il doit se confronter à ses désirs.  Les longues périodes d’ennui sont souvent propices pour faire des alignements intrapsychiques nécessaires à interpréter ses sentiments, déchiffrer ses envies et appréhender ses propres besoins. 

Par ailleurs que viennent dire les corps des adolescents qui ne peuvent rester immobiles ? Combien de fois avons-nous pu observer une jambe tremblotante chez un adolescent et trahissant une forme d’impatience. Le corps n’est pas séparé de l’adolescent. Il n’en est pas qu’une partie, il fait partie de l’entier de son Être.  Ainsi de nombreux psychiatres ont observé dans leurs cabinets ces mouvements du corps qui trahissaient le besoin de se mettre en action. Et ce moment, dans le bureau du psychiatre, durant lequel l’adolescent est obligé de rester assis, l’oblige à mettre en marche sa pensée. Cela devient pour certains insupportable et il s’ennuie ! (Moyano, 2010) 

L’ennui n’est ainsi pas si improductif que l’on pourrait le penser. Il permet de développer un dialogue intérieur permettant d’aligner ses envies avec les besoins de l’environnement, les aspirations des autres. 

On voit ici combien il est important de laisser pour plus tard de la place à l’ennui dans le monde du travail, afin de s’écouter, de s’aligner et de comprendre ses propres besoins de manière à pouvoir répondre de manière appropriée aux demandes formulées par l’organisation, tout en étant en parfaite adéquation avec ses propres pensées. Ne pas laisser la place à l’ennui, reviendrait à forcer l’individu à ne pas s’écouter et à ne produire que ce que l’organisation juge bon au détriment des valeurs individuelles.

L’ennui en pédagogie

« Qui n’a été frappé, en pénétrant dans la cour d’un de nos grands établissements d’enseignement secondaire, de la mine maussade, éteinte, ennuyée, d’un grand nombre de jeunes garçons ? Qui ne les a vus, dans la classe, subir les leçons comme une corvée monotone, sans que leur visage s’animât, sans que le moindre tressaillement vînt annoncer que le cœur prenne part à l’effort de l’intelligence ? Qui ne sait que, l’éducation terminée, un trop grand nombre d’entre eux se hâtent d’oublier une époque de leur vie qui, par leur faute ou par celle de leur maître, ne leur apparaît que comme un temps de labeur ingrat et ennuyeux ? ». 

Cet extrait du dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire (Buisson, 1911) datant pour sa première édition de 1887 nous rappelle que l’ennui en pédagogie n’est pas quelque chose de tout à fait nouveau. 

La pédagogie a longtemps été basée sur un mode d’apprentissage qui est sanctionné par un contrôle des connaissances de type normatif. Ainsi, l’enfant apprend le contenu de ses cours, pour obtenir une moyenne, avoir une bonne note, être dans la norme, faire plaisir à son professeur ou encore satisfaire l’orgueil de ses parents. Ces enfants-là s’entraînent à mémoriser pour réciter, mais en aucun cas pour connaître les raisons et l’importance intrinsèque de la connaissance. 

Il y a bien ceux qui sont motivés par la connaissance elle-même, mais on le sait, ils sont une minorité souvent critiquée à tort comme étant les premiers de la classe, des boutonneux et de mauvais camarades. Et comme il faut entrer dans la norme, les élèves auront tendance à suivre la majorité du groupe, c’est à dire les non-boutonneux qui n’apprennent que pour mémoriser et réciter. 

Au niveau des professeurs et s’agissant de l’évaluation, ils ont été formatés pour mettre des notes qui reflèteront à la fin de la journée l’état de mémorisation de la classe. En aucun cas, cette approche ne permet de contrôler l’intégration intrinsèque de la connaissance dans le cerveau des élèves. 

Il n’y a que depuis peu que l’évaluation va bien au-delà du simple contrôle de la connaissance acquise et qu’évaluer et devenu un acte stratégique, car il est le meilleur moyen de faire la preuve de la valeur ajoutée (Dennery, 2001). Autrement dit, si la logique du contrôle est de rendre des comptes, celle de l’évaluation est de se rendre compte, de prendre conscience (Martin & Savary, 1996). 

Je me suis intéressé à une grande consultation sur l’enseignement dans les lycées, menée en France en 1998. Cette grande étude qui a porté sur plus d’un million et deux cent mille (1’200’000) réponses avait pour but de mettre à jour un certain nombre de facteurs contraignants dans l’enseignement. Il s’agissait de savoir, entre autres et pour ce qui nous concerne, si les élèves s’ennuyaient et s’il faisait la distinction entre l’importance et l’intérêt de la chose apprise. 

Voici les principaux résultats de cette étude (Meirieu, 2005) : 

  • Les élèves font bien la distinction entre l’importance et l’intérêt.
  • Les élèves considèrent comme importants, aussi bien pour leur enrichissement personnel que pour leur vie professionnelle future : la culture générale, les langues, l’apprentissage de l’expression écrite et orale, l’explication des grands événements de l’actualité (par exemple, la guerre du Golfe), l’informatique et les nouvelles technologies.
  • Les élèves considèrent comme importants mais ennuyeux cinq types d’enseignement ; ceux qui font appel à la simple mémorisation (72 %) ; ceux qui concernent des phénomènes trop éloignés, à leurs yeux, dans l’espace et dans le temps (61 %) ; ceux qui se rapportent à des matières secondaires dans la série choisie (58 %) – les lettres dans les séries scientifiques ou les sciences dans les séries littéraires – ; ceux qui sont trop spécialisés (52 %) ou trop abstraits (31 %).
  • Les élèves proposent comme remèdes à l’ennui, par ordre d’importance : avoir des professeurs plus passionnés ; avoir des professeurs qui aident et encouragent ; introduire les technologies nouvelles ; articuler les enseignements aux problèmes de la vie pratique ; travailler davantage sur l’actualité ; utiliser l’interdisciplinarité ; faire des visites, des stages, des séjours à l’étranger ; multiplier les travaux de groupes ; réduire les effectifs et la durée des cours. 

À la lecture de cela nous sommes loin du début de Phèdre de Platon (Platon, 2020), dans laquelle la rencontre extraordinaire du maître et de l’élève nous apprend qu’ils devisent tranquillement et sereinement les pieds baignant dans la rivière l’Illisos et qu’ils savourent ensemble le plaisir d’apprendre : occasion assumée réciproquement sans aucune concession à la rigueur de la transmission du savoir. 

Les professeurs n’ont d’autre choix aujourd’hui que de se rendre à cette triste évidence : pour de nombreux élèves, le plaisir d’apprendre fait partie d’un passé oublié. 

Mais ce qui est le plus intéressant dans ces statistiques, c’est qu’apprendre pour apprendre n’a stricto sensu aucun intérêt. Pour apprendre, les élèves doivent avoir des professeurs intéressés par le savoir à transmettre et qui aident et encouragent l’élève dans son processus d’apprentissage. On remarque également l’intérêt reconnu aujourd’hui de l’expérimentation du savoir, c’est à dire de pouvoir mettre en pratique rapidement ce que l’on apprend, afin de pouvoir le vérifier tout aussi rapidement et de mieux l’intégrer dans sa mémoire profonde. (Martin & Savary, 1996) 

Ce phénomène n’est pas nouveau puisque la pédagogie de l’intérêt date de 1899 et a été fondée par Cécil Reddie à Abbostholme en Angleterre (Geddes, 1905). Dans l’école qu’il a fondée, Reddie supprime tous les enseignements et les élèves font de la géométrie en dessinant des plans d’architecture, font des mathématiques en dessinant le cadastre, font du jardinage en calculant à cette occasion des pourcentages et des taux d’intérêt et créent des pièces de théâtre. Ainsi, les apprenants découvrent l’ensemble des connaissances en pratiquant une activité qui les intéresse et dans laquelle ils peuvent s’investir. De nombreuses écoles se sont développées sur ce modèle telle que l’école des Roches (Ecole des Roches, 2021) ou encore celle de Montessori (Ecole Montessori, s.d.). 

L’intéressant dans l’ensemble de ces démarches pour éviter que l’enfant ne s’ennuie, c’est qu’il doit être intéressé, il doit pouvoir faire des liens avec ce qu’il connaît et/ou pour des sujets dont il a une utilité. 

Pour terminer ce chapitre, on se rend compte qu’il faut dans l’absolu créer des situations ou le sens fait de l’ennui, le temps nécessaire à la transmission et à l’apprentissage de la connaissance. L’ennui sans le sens, c’est le vide intersidéral dans l’esprit de l’apprenant, c’est le perdre et l’oublier sur le chemin de l’apprentissage. En revanche, l’ennui qui fait du sens n’apportera jamais de la satisfaction immédiate, cependant il permettra à l’apprenant de ne pas s’ennuyer et d’apprendre ce qui fait du sens pour lui !

 

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