L’ennui et les dynamiques de groupes

 

L’ennui est-il réservé à des groupes spécifiques ?

Depuis longtemps les penseurs, philosophes et autres ecclésiastiques ont souhaité en savoir plus sur le phénomène de l’ennui. Et ils ne se sont pas seulement concentrés sur son aspect phénoménologique mais également sur les fondements épistémologiques de l’ennui. 

Est-ce à dire que seuls des groupes spécifiques, disposant de la connaissance suffisante ont pu savoir ce qu’était l’ennui ? Est-ce que, par exemple, à l’époque de la Rome Antique, les différentes castes riches (patriciens) comme les militaires, les juristes ou les créatrices de modes et ayant accès à la connaissance avaient tout le loisir de s’ennuyer ? Et est-ce que les personnes souvent employées comme esclaves et qui pratiquaient les métiers de barbier, boulanger, bûcheron ou charpentier pour n’en citer que quelques-uns n’avaient pas accès à l’ennui ? 

Pour illustrer le propos, Milan Kundera, écrivain tchèque naturalisé français, écrit ceci dans son petit livre « l’identité » :

« Je dirais que la quantité d’ennui, si l’ennui est mesurable, est aujourd’hui beaucoup plus élevée qu’autrefois. Parce que les métiers de jadis, au moins pour une grande part, n’étaient pas pensables sans un attachement passionnel : les paysans amoureux de leur terre ; mon grand-père, le magicien des belles tables ; les cordonniers qui connaissaient par cœur les pieds de tous les villageois ; les forestiers ; les jardiniers ; je suppose que même les soldats tuaient alors avec passion. Le sens de la vie n’était pas une question, il était avec eux, tout naturellement, dans leurs ateliers, dans leurs champs. Chaque métier avait créé sa propre mentalité, sa propre façon d’être. Un médecin pensait autrement qu’un paysan, un militaire avait un autre comportement qu’un instituteur. Aujourd’hui, nous sommes tous pareils, tous unis par la commune indifférence envers notre travail. Cette indifférence est devenue passion. La seule grande passion collective de notre temps. » (Kundera, 2000) 

Mais creusons un peu le sujet des groupes spécifiques. Il est intéressant de revenir à notre époque où il existe encore différentes classes sociales. On parle par exemple et dans les sociétés occidentales de classe ouvrière, de classe moyenne ou de classe supérieure. Pour Karl Marx (entre autres : philosophe, sociologue, théoricien de la révolution, socialiste et communiste allemand) les classes sociales sont déterminées en fonction des rapports de production de telle sorte qu’il oppose dans sa théorie, la classe capitaliste ou bourgeoise avec la classe ouvrière (Marx, 2008). Pour Max Weber, économiste et sociologue allemand considéré comme l’un des fondateurs de la sociologie, les classes sociales ne sont qu’une des dimensions de la stratification sociale. Elles regroupent des personnes qui expérimentent la même situation économique, c’est-à-dire ayant des possibilités identiques de se doter de biens (classes de possession) et ayant les mêmes intérêts économiques (classes de production) (Weber, 2016). Cependant, et contrairement à Marx, Weber argue qu’elles ne constituent pas de véritables communautés. Les individus appartenant à une même classe sociale n’ont pas conscience d’appartenir à cette classe. Pour Weber, les classes sociales constituent la première dimension de la stratification sociale. Les deux autres dimensions sont le « groupe de statut, qui concerne l’honneur social ou le prestige », et le parti, qui renvoie à l’accès au pouvoir politique. 

Avec le temps, l’ennui s’est-il par conséquent répandu dans toutes les classes sociales et n’est-il plus restreint qu’à une élite ? Au regard de l’ens et de l’esse (pour rappel l’ens signifie l’être pensé dans sa généralité ou autrement dit le fait de faire partie de tous les étant, par opposition à l’esse qui est le fait d’exister), on peut le penser, car les couches sociales ne déterminent plus à notre époque, la capacité à penser à ce que l’on fait et à la raison pour laquelle on le fait. Pour paraphraser ce qui précède, le boulanger, l’homme politique, le médecin, la conductrice de camion, etc… ont la possibilité de penser à ce qu’ils font et au sens de leurs actes : Le boulanger pétrit pour fabriquer un bon pain qui sert de nourriture de base, l’homme politique débat pour créer lois et applications de celles-ci, le médecin soigne pour préserver la santé des patients et des malades, la conductrice de camion transporte les biens utiles à la société, etc…  Et dans la majeure partie des cas, l’essentia (qui est une des significations d’être pour une chose et ce qu’elle est) est également respectée dans la mesure où chacune et chacun comprend l’objectif de la chose à réaliser. 

C’est en tous les cas, ce vers quoi il faut tendre pour intéresser les futures générations au travail, et c’est ici que de nombreuses organisations ont oublié ce qui précède et ne voient dans l’Homme au travail que le fruit de ce qu’il est capable de produire !

Dynamique des groupes et ennui dans les groupes spécifiques

De nombreux travaux ont été réalisés au sujet de la composition des groupes et de la dynamique des groupes. Et s’agissant des groupes spécifiques, le psychologue Roger Mucchielli en identifie deux grandes parties dans son ouvrage la dynamique des groupes (Mucchielli, 2017) : 

Premièrement il est essentiel de pouvoir observer les phénomènes psychosociaux qui se déroulent dans les petits groupes, ainsi que les lois naturelles qui y sont rattachées. Deuxièmement, il s’agit d’outils ou de moyens qui permettent d’agir sur la personnalité des individus au sein des organisations. Il résume cela sous forme suivante : « au niveau large du sens, il s’agit de la science des phénomènes de groupe et d’autre part et de manière plus étroite, celle de l’action sociopsychologique ». 

Mucchielli décrit sept caractéristiques psychologiques fondamentales qui sont nécessaires dans un groupe primaire et qui révèlent les dynamiques socio-psychologiques sous-jacentes : 

  1. Le besoin d’interaction : verbal, non verbal, opinion, expression personnelle, et cetera.
  2. L’émergence des normes : ce sont les règles de conduite qui s’installent à la longue.
  3. L’existence d’un but collectif commun : la communauté débute crée le ciment.
  4. L’existence d’émotion et de sentiment collectif : par ce critère et le précédent le groupe a une cohésion.
  5. L’émergence d’une structure informelle : organisation et répartition de la sympathie- antipathie.
  6. L’existence d’un inconscient collectif : l’histoire commune vécue par le groupe.
  7. L’équilibre interne et relation stable avec l’environnement : double système d’équilibre interne/externe (Mucchielli, 2017) 

L’ennui peut ainsi se glisser de manière subtile et non moins crasse entre ces sept caractéristiques. Et pour observer le phénomène de l’ennui dans une groupe spécifique, je me suis intéressé au travail effectué par la société française de médecine maritime, qui a mené une étude concernant 79 marins dont 40 officiers, 39 hommes d’équipages et 39 témoins (non marins) (Jégadena, et al., 2014). Cette recherche est captivante à double titre, car elle a posé son regard sur un groupe restreint qui est coupé de manière sociologique des autres groupes durant une période relativement longue et elle s’intéresse aussi à la différence qu’il peut y avoir entre les officiers et les marins, autrement dit, si les niveaux hiérarchiques ont une incidence sur l’ennui et inversement.

D’abord il est à relever que l’ennui dans le monde professionnel a très peu été considéré dans les milieux francophones, alors que dans le monde anglo-saxon, ce phénomène est étudié dès les années 1980 (Mikulas & Vodanovich, 1993) (Thakray, 1981) (Vodanovich, 2003) (Watt & Harris, 2010). Depuis maintenant une quarantaine d’années, en France un certain nombre d’observations ont pu mettre en évidence que l’ennui pouvait être une source de désintérêt, de baisse de vigilance potentiellement à l’origine de nombreuses erreurs professionnelles ou d’accidents. Selon Hill et Perkins, l’ennui se manifeste lorsque les personnes sont confrontées à un travail monotone et à une frustration, ce qui fait évidemment écho à l’étude de ce groupe spécifique embarqué sur un bateau (Hill & Perkins, 1985). Il est tout aussi intéressant d’observer ce groupe, car selon la littérature anglo-saxone (Fisherl, 1993) (Kass, Vodanovich, & Callender, 2001) (Todman, 2013) (Vodanovich S, 1991), l’ennui au travail est également une source potentielle de stress qui peut entraîner des conduites addictives.   

Je ferai l’impasse sur le détail de cette étude car elle n’intéresse in fine que les gens concernés à savoir les marins et leurs employeurs. Cependant, il est à relever que ses auteurs ont utilisé le questionnaire BPS (Boredoms proneness Scale ) (Farmer & Sundberg, 1986) qui a été validé en français par Gana et Akremi en 1998 sous le nom d’échelle de dispositions à l’ennui (Gana & Akremi, 1998) . J’étudierai plus loin les différents questionnaires qui s’intéresse à l’ennui et leurs niveaux de validité. Ce qui est particulièrement intéressant ici, c’est que des questions complémentaires ont été rajoutées aux 28 items qui composent le questionnaire de base, à savoir des interrogations concernant l’état de fatigue, de nervosité, d’inoccupation, de solitude, de pessimisme et de désespoir.  

Gana et Akremi considère la disposition à l’ennui comme « une tendance à éprouver un certain manque d’intérêt, d’enthousiasme et d’engagement personnel, et une tendance à entretenir une carence d’intérêt pour le monde environnant ». Selon ses auteurs, on parle donc d’un trait de personnalité endogène, une propension à l’ennui. 

Les résultats de cette étude font ressortir que les réponses aux 6 questions posées au sujet de la fatigue, la nervosité, l’inoccupation, la solitude, le pessimisme et le désespoir, présente clairement un lien avec les symptômes d’ennui sur l’ensemble des personnes interrogées. Ceci a pour effet de démontrer hypothétiquement que les facteurs aggravant la sensation d’ennui sont plutôt endogène qu’exogène. 

Cependant, cette même étude révèle que les marins d’exécution (ceux qui n’ont aucune emprise hiérarchique sur les autres) sont nettement plus sensibles à la stimulation externe et ont ainsi un score d’ennui plus élevé. Cela traduirait chez la plupart d’entre eux la présence d’un état d’ennui dû à un manque de stimulation externe probablement causée par la monotonie et le caractère relativement routinier du travail, par une perte du sens du travail et un rapport différent au temps. On peut faire un parallèle ici avec l’étant (esse) de Thomas d’Aquin, puisque le marin d’exécution n’est pas sollicité dans sa raison d’être (ens). 

Cette étude apporte également un éclairage intéressant au sujet de l’ennui ressenti par les officiers et on pourra faire un parallèle avec le niveau hiérarchique que cela représente dans tous types d’organisations. En effet, chez les officiers la disposition à l’ennui est fortement liée à leur état psychologique, leur forme « intrapsychique », alors que ce n’est pas le cas chez les marins d’exécution dont la disposition à l’ennui est principalement influencée par l’environnement extérieur et par les conditions de travail et de vie à bord. 

En conclusion de leur étude, les auteurs mettent en évidence une différence de résultats entre officiers et marins. Il ressort clairement que le caractère très routinier du travail des marins, qui, par ailleurs ont des conditions de vie à bord qui sont très spécifiques (exigüité, intimité, etc…) a tendance à augmenter la sensation d’ennui chez cette population. Alors que chez les officiers, la disposition à l’ennui est surtout corrélée à un état anxio-dépressif. Ils font également ressortir qu’une des explications est peut-être à chercher dans les niveaux de formation et de responsabilité plus élevé chez les officiers que chez les marins, alors que les conditions de vie à bord sont identiques. 

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